L’affaire Bruay-en-Artois, une affaire de classes

6 avril 1972. Brigitte Dewèvre, adolescente de 15 ans et fille de mineurs, est retrouvée morte à Bruay-en-Artois. Très vite, le notaire Pierre Leroy est accusé du meurtre. L’affaire, aux mains du juge Henri Pascal, va devenir le symbole de la lutte des classes et bouleverser la commune pendant des semaines et des années.

À Bruay-en-Artois (aujourd’hui Bruay-la-Buissière), petite ville minière du Nord-Pas-Calais, il y a les bourgeois d’un côté, les ouvriers de l’autre. Brigitte Dewèvre, adolescente de 15 ans sans histoire, fait partie de la seconde catégorie. Le 6 avril 1972, son corps est retrouvé sur le terrain vague qui sépare les corons des belles maisons.

L’enquête pour meurtre est menée par la police judiciaire de Lille. Très vite, Pierre Leroy, notaire de Bruay-en-Artois et membre du Rotary Club, est accusé du meurtre, sa voiture, une 504 blanche, ayant été aperçue par un témoin non loin de la scène de crime. Lors de son interrogatoire, il avoue être l’amant de Monique Béghin-Mayeur, habitant la maison la plus proche du terrain vague, et s’être garé à cet endroit pour rester discret. Mais son récit ne concorde pas avec les témoignages. Il change plusieurs fois de version et ces incohérences le rendent suspect. Le juge Henri Pascal, venant de Béthune et surnommé le « petit juge », l’inculpe pour le meurtre et l’envoie en prison. Quatre ans après Mai 68, un notaire qui tue une fille de mineur ne passe pas inaperçu. Les journalistes s’emparent rapidement du sujet et interrogent les parents de la victime qui sont persuadés, comme tous les mineurs, que Pierre Leroy est le meurtrier. Ils l’accusent sans plus de preuves parce qu’il représente la bourgeoisie qu’ils répugnent. Henri Pascal, lui-même convaincu de sa culpabilité, n’hésite pas à donner des informations à charge contre lui aux journalistes. Pourtant, lors de la reconstitution des faits, un témoin affirme que le notaire n’est pas l’homme qu’il a vu sur les lieux le soir du crime. Le dossier manquant également de preuves, le procureur demande la libération de Pierre Leroy.

L’affaire devient à ce moment politique. Les maoïstes s’en emparent pour réveiller la lutte des classes, Jean-Paul Sartre à leur tête. Le 1er mai 1972, le journal de ce dernier, La cause du peuple, titre « Et maintenant, ils massacrent nos enfants » avec pour sous-titre « Il n’y a que les bourgeois pour avoir fait ça ». Un comité pour la vérité et la justice est créé et prend place sur le terrain vague. Des cahiers d’expression libre sont mis à disposition, dans lesquels les mineurs expriment leur haine du notaire. Transmis à Henri Pascal, ce dernier décide de garder Pierre Leroy en détention ; le procureur fait appel.

 

Une affaire à rebondissements

Entre temps, les médecins légistes annoncent que deux empreintes différentes ont été retrouvées sur le corps de Brigitte. Il y avait donc un complice. Monique Béghin-Mayeur est immédiatement accusée. De plus, un nouveau témoin affirme avoir aperçu une femme conduire la voiture blanche. Lors d’une nouvelle reconstitution des faits, il hésite pourtant devant Monique Béghin-Mayeur, avant de confirmer que c’est elle qu’il a vue. Henri Pascal n’en attend pas plus pour inculper cette dernière et l’envoie en prison, mais, jugé partial et ne respectant pas la présomption d’innocence, il est dessaisi de l’affaire par la Cours d’Amiens. Celle-ci assurant aussi qu’il n’y a pas suffisamment de charges contre le notaire, elle le libère. Les habitants de Bruay-en-Artois sont en colère face à cette nouvelle et dénoncent une justice de classe, persuadés qu’il a été libéré grâce à son statut élevé. La police judiciaire de Paris reprend alors le dossier depuis le début.

Le 18 avril 1973, un peu plus d’un an après le meurtre de Brigitte, l’affaire connait un nouveau rebondissement. Jean-Pierre Flahaut, un orphelin de 17 ans, ami de la victime lui ayant parlé sur le terrain vague le jour du meurtre, avoue l’avoir tuée et prétend détenir ses lunettes, jusque-là introuvables. Celles-ci sont bien retrouvées chez lui, mais ni la mère, ni la grand-mère de Brigitte ne les reconnaissent, et tout le monde reste persuadé que l’adolescent est innocent et que le coupable est Pierre Leroy. Le récit de Jean-Pierre Flahaut sur la manière dont il aurait tué son amie est inexacte et la nouvelle reconstitution des faits ne colle pas du tout avec les constatations des médecins légistes. Il est donc impossible qu’il soit le meurtrier. Il finit même par se rétracter. Il sera pourtant jugé à huit clos, étant mineur, et sera acquitté.

Depuis ce rebondissement, rien ne s’est passé. L’affaire a été classée en 1981. Le juge Henri Pascal est mort en 1989, le notaire en 1997. L’affaire a été prescrite en 2005. Elle restera donc sans coupable, quoi qu’il arrive.