1. Les actions en responsabilité formées par les entreprises ayant recours à un expert-comptable portent, pour l’essentiel, sur le défaut de contrôle par l’expert du traitement fiscal des opérations réalisées par elles et sur le défaut d’information par l’expert concernant les incidences fiscales de ces opérations. Les chefs de préjudice réparable par l’expert sont aussi une source de contentieux. Trois arrêts récents de la Cour de cassation en sont l’illustration.
Etendue de la mission de l’expert
L’obligation de contrôle par sondages
2. Dans la première affaire (Cass. com. 10-2-2021 n° 18-26.347 F-D), une société ayant pour activité la location de logements meublés n’avait pas pu obtenir le remboursement du crédit de TVA afférent à l’achat de deux logements car elle n’avait pas déclaré le montant de TVA déductible sur ces achats. Elle avait reproché à l’expert-comptable qu’elle avait chargé de présenter ses comptes annuels de ne pas l’avoir alertée sur cette omission.
3. La Cour de cassation lui a donné raison, après avoir précisé que l’expert-comptable chargé d’une mission d’établissement des comptes annuels doit vérifier, au minimum par sondages, que les mentions relatives à la TVA récupérable figurant au bilan ont donné lieu aux déclarations correspondantes et, le cas échéant, alerter son client sur les anomalies qu’il détecte et sur les actes à accomplir afin de se mettre en conformité avec ses obligations déclaratives.
En l’espèce, estime la Cour, l’expert avait manqué à cette obligation : lors de l’établissement des comptes annuels afférents à l’exercice au cours duquel les achats avaient été réalisés, l’expert, qui disposait des actes notariés d’acquisition, avait fait figurer le montant de la TVA récupérable à l’actif du bilan et, au passif, la dette de TVA ; s’agissant d’un nombre très limité d’opérations, il aurait pu aisément effectuer un rapprochement avec les déclarations mensuelles de TVA adressées à l’administration fiscale depuis l’acquisition des deux biens.
Par suite, la Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel qui avait rejeté l’action en responsabilité formée par la société en retenant à tort que, au regard de la cohérence des éléments comptables du bilan, il ne pouvait pas être reproché à l’expert de ne pas avoir recoupé les données de TVA avec l’ensemble des déclarations fiscales de l’exercice concerné.
4. Il a déjà jugé que, si la mission d’établissement des comptes annuels n’impose pas un contrôle systématique de la comptabilité de l’entreprise cliente, elle met cependant à la charge de l’expert-comptable l’obligation de vérifier la cohérence et la vraisemblance des comptes annuels par des rapprochements et de veiller à leur sincérité par sondages (Cass. com. 9-7-2013 n° 12-19.962 F-D : RJDA 11/13 n° 910).
L’obligation d’information sur les incidences fiscales d’une opération
5. Dans la deuxième affaire (Cass. com. 27-1-2021 n° 18-11.190 F-D), où le dirigeant d’une société préparait la transmission à sa fille de la participation majoritaire qu’il détenait dans le capital social (98 %), l’expert-comptable que le dirigeant avait consulté pour l’assister dans la réalisation de l’opération avait proposé de créer une EURL dont la fille serait l’associée unique, puis de céder la participation à l’EURL (le prix de cession étant financé par un emprunt et un crédit-vendeur) et de conclure entre l’EURL et la société une convention d’assistance technique prévoyant la facturation de prestations d’assistance par la première à la seconde. L’administration fiscale ayant contesté la réalité des prestations fournies par l’EURL, elle avait remis en cause la déductibilité des charges liées aux sommes payées par la société en exécution de la convention et notifié à celle-ci un redressement en conséquence.
6. La société avait agi en responsabilité contre l’expert pour ne pas avoir conseillé à l’EURL de conclure une convention d’intégration fiscale qui lui aurait permis de calculer un seul impôt sur les sociétés pour l’ensemble du groupe ainsi formé, cet impôt étant calculé sur le résultat du groupe déterminé en faisant la somme algébrique du résultat bénéficiaire de la société et du résultat déficitaire de l’EURL.
Une cour d’appel avait retenu la responsabilité de l’expert : il s’était vu confier une mission d’assistance juridique par la société ; à ce titre, il était tenu envers elle d’une obligation d’information et de conseil portant notamment sur les incidences fiscales de l’opération ; les conditions étaient remplies pour qu’une convention d’intégration fiscale fût conclue entre l’EURL et la société (détention d’au moins 95 % du capital de la société par l’EURL) ; la cour avait ajouté qu’une telle convention aurait permis à la société d’éviter les effets d’un redressement en matière d’impôt sur les sociétés, dont seule l’EURL aurait été redevable.
7. La Cour de cassation a censuré l’arrêt d’appel après avoir énoncé que la responsabilité de l’expert -comptable s’apprécie au regard de la mission qui lui a été confiée et que, en l’espèce, la responsabilité de l’intéressé ne pouvait pas être retenue sans rechercher si la proposition de conclure une convention d’intégration fiscale relevait bien de la mission dont la société avait chargé l’expert.
8. Cette solution est le rappel d’une jurisprudence constante. Il est vrai que l’expert consulté sur la réalisation d’une opération juridique doit informer son client des incidences fiscales de l’opération (par exemple, CA Paris 3-3-2020 n° 17/04661 : BRDA 14/20 inf. 5). Mais en l’espèce, la proposition de conclure une convention d’intégration fiscale ne relevait pas de cette obligation d’information. Cette convention procédait d’un mécanisme d’optimisation fiscale que l’expert n’était tenu de proposer que si la société l’en avait chargé dans la lettre de mission.
Préjudice réparable
Intérêts de retard mis à la charge de l’entreprise cliente
9. On sait que le montant des impositions mises à la charge de l’entreprise à la suite d’un redressement fiscal dont celle-ci impute la responsabilité à l’expert-comptable ne constitue jamais un préjudice réparable par ce dernier (jurisprudence constante).
En revanche, comme l’énonce la Cour de cassation dans les deuxième (Cass. com. 27-1-2021 n° 18-11.190 F-D) et troisième affaires (Cass. com. 27-1-2021 n° 18-16.784 F-D), « les intérêts de retard mis à la charge d’un contribuable à la suite d’une rectification fiscale constituent un préjudice réparable dont l’évaluation commande de prendre en compte l’avantage financier procuré par la conservation, dans le patrimoine du contribuable, jusqu’à son recouvrement par l’administration fiscale, du montant des droits dont il était redevable ».
10. Dans la deuxième affaire, la cour d’appel avait condamné l’expert à indemniser la société à hauteur de 50 % des intérêts de retard mis à la charge de celle-ci par l’administration fiscale ; elle avait relevé que ces intérêts ne sauraient, eu égard à leur montant excédant très largement le taux de tout crédit, être compensés par l’avantage de trésorerie dont avait bénéficié la société.
Dans la troisième affaire, au contraire, une cour d’appel avait rejeté la demande de dommages-intérêts de la société cliente au titre des intérêts de retard après avoir retenu que ces intérêts, qui ne constituent pas une sanction mais l’accessoire de l’impôt normalement dû, ne faisaient que compenser la privation pour l’Etat de l’impôt perçu tardivement, que leur paiement n’avait pas pénalisé la société, qui avait pu disposer d’une trésorerie dont elle n’aurait pas bénéficié si elle avait réglé l’impôt dû en temps utile, et que le paiement des intérêts n’était pas la conséquence directe de la faute de l’expert.
11. La Haute Juridiction casse l’un comme l’autre de ces arrêts d’appel au même motif : la cour d’appel n’avait pas recherché si, en conservant dans son patrimoine le montant des impôts dus à compter de leur exigibilité, la société avait retiré un avantage financier de nature à compenser, fût-ce partiellement, le préjudice résultant du paiement des intérêts de retard.
12. La censure est commandée par la nécessité pour les juges du fond de déterminer de façon concrète l’étendue de chaque préjudice réparable (notamment, Cass. com. 20-9-2016 n° 15-13.342 F-D : RJDA 1/17 n° 27). En l’espèce, il leur appartenait donc d’évaluer l’avantage de trésorerie retiré de la conservation des impositions dues avant d’accueillir ou de rejeter « ex abrupto » la demande de dommages-intérêts.
Préjudice moral
13. Dans la troisième affaire, la société cliente se prévalait du « stress » qu’elle avait subi du fait du redressement fiscal pour en demander réparation à l’expert-comptable. Cette demande ayant été rejetée en appel, la société en avait déduit que la cour d’appel lui refusait la possibilité d’obtenir réparation de son préjudice moral.
Argument écarté par la Cour de cassation : en énonçant exactement que la société, qui est une personne morale, ne pouvait pas soutenir avoir subi un stress, la cour d’appel n’avait pas, contrairement à ce que prétendait la société, affirmé l’impossibilité pour une personne morale d’obtenir la réparation d’un préjudice moral.
14. La précision est importante à double titre : en premier lieu, la Cour de cassation réaffirme qu’une personne morale peut demander la réparation d’un tel préjudice (par exemple, Cass. com. 15-5-2012 n° 11-10.278 : RJDA 8-9/12 n° 769) ; en second lieu, elle précise pour la première fois que ce préjudice ne peut pas résulter d’un stress, dont les effets, cela paraît tomber sous le sens, ne se manifestent que sur l’organisme d’une personne physique.
Pour en savoir plus sur cette question : voir Mémento Sociétés commerciales n° 4095
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Cass. com. 10-2-2021 n° 18-26.347 F-D – Cass. com. 27-1-2021 n° 18-11.190 F-D – Cass. com. 27-1-2021 n° 18-16.784 F-D