Abolie depuis 40 ans, la peine de mort fait intimement partie de l’histoire de l’administration pénitentiaire et de ses personnels. Entretien avec Jean-Pierre Ricard, directeur des services pénitentiaires honoraire, ancien surveillant, et auteur de « Traversières de hasard, mémoires d’un directeur de prison ».
Quelle a été votre expérience au sein du milieu carcéral et pourquoi est-il important d’en témoigner ?
Je n’étais pas destiné à entrer dans la pénitentiaire : je devais devenir menuisier. Le système carcéral et judiciaire ainsi que la peine de mort étaient très éloignés de mes préoccupations. Quand j’y ai débuté en tant que surveillant à 21 ans, l’administration pénitentiaire était très différente d’aujourd’hui. Parler à un détenu se limitait, selon le règlement, à des échanges strictement professionnels, et le surveillant était essentiellement astreint à des tâches domestiques, donner des ordres, ouvrir et fermer des portes.
Pour moi, c’est important de témoigner, de parler de cette époque, pour que le passé vienne en aide au présent. Ce qui ne se transmet pas se perd. Le témoignage des surveillants, sur les pratiques d’une époque révolue, leur ressenti, l’énergie mentale à déployer face aux crimes sordides, au spectre de la mort, leur répulsion peut-être, est essentiel.
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Quels souvenirs gardez-vous des détenus condamnés à mort que vous avez accompagnés ?
En 1972, alors que je n’étais âgé que de 24 ans, j’étais surveillant à la maison d’arrêt de Nice. J’y ai accompagné durant quelques semaines deux condamnés à mort en attente d’une grâce présidentielle ou de la guillotine. J’en garde un souvenir indélébile.
Les premiers jours une question me taraudait : pourquoi moi, le plus jeune de l’établissement ? Je n’étais pas préparé. Il n’y avait pas de mode d’emploi. Mes supérieurs, pas plus que ma formation, ne m’avaient préparé à cette éventualité. D’autant plus qu’à cette époque le soutien psychologique au personnel n’existait pas au sein de l’administration pénitentiaire.
Dans mon esprit, un condamné à mort ne pouvait être qu’une personne extrêmement agressive, dangereuse, inquiétante. Le sujet n’était pas d’être pour ou contre la peine capitale, mais comment faire, comment se comporter vis-à-vis de ces deux personnes.
La direction nous recommandait de dialoguer avec eux, de faire preuve d’imagination pour occuper le plus possible leur journée afin d’éviter qu’ils ne « gambergent » trop ou ne se laissent aller à une tentative d’automutilation ou de suicide. C’était inattendu à une époque où la moindre relation surveillant/détenu était encore suspecte pour la hiérarchie.
L’établissement n’étant pas doté de quartier ou cellule spécifique, les deux détenus étaient placés au quartier d’isolement. La surveillance était assurée 24 heures sur 24 par les agents pénitentiaires. Le quotidien était fait de rituels immuables. Le petit-déjeuner et les repas étaient améliorés en qualité et en quantité.
J’ai été déconcerté par leur inertie. Aucun signe visible de violence, de désespérance, de peur, d’inquiétude ou de remords, comme si un grand détachement les habitait. J’avais pourtant imaginé tout le contraire : un déferlement d’hostilité, de fureur, ou d’invectives vis-à-vis du personnel. La démesure était dans mon esprit, pas dans leur comportement apparent. Quel degré de compréhension et d’acceptation de la situation portaient-ils en eux ? À moins qu’ils n’aient spéculé sur une grâce présidentielle. J’avais la sensation qu’ils s’agrippaient à moi comme seule bouée de secours. J’ai essayé d’adopter une attitude naturellement humaine en recherchant les fondements de la noblesse de mon métier : la quête du sens de la peine, qui en permanence interpelle la société, l’autorité judiciaire et le personnel pénitentiaire.
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Qu’a suscité en vous cet épisode de votre vie professionnelle ?
Mon regard sur la peine de mort a nécessairement évolué. En 1972, à la maison d’arrêt de Nice, j’avais face à moi deux condamnés à mort et une mission à accomplir. Je devais me distancier de l’horreur des crimes commis pour accomplir ma tâche humainement sans haine et sans crainte, selon les règles de l’époque. Tel était mon devoir. La justice avait tranché, la loi avait été appliquée, mon rôle se limitait au contexte carcéral.
Cependant, je me suis posé beaucoup de questions : la peine de mort était-elle dissuasive ou simplement une peine d’élimination ? Que recherchait le législateur ? La réparation vis-à-vis de la société ou des victimes, la vengeance, l’absolution des fautes, appliquer la loi du talion, etc. ? Qui peut garantir que tout cela fut réellement obtenu grâce à la guillotine ? Il n’a jamais été établi de corrélation entre la présence ou l’absence de la peine de mort et la courbe de la criminalité.
Selon les périodes et les controverses partisanes, un pourcentage plus ou moins fluctuant de l’opinion publique revendique encore de nos jours, le rétablissement de la peine de mort. En ce qui me concerne, mon expérience a nourri durablement ma réflexion pour espérer que la peine de mort reste définitivement abolie. Il est impensable de répondre au meurtre par un meurtre officiel. C’est ainsi que je comprends la pensée d’Albert Camus : « Mais qu’est-ce donc que l’exécution capitale, sinon le plus prémédité des meurtres, auquel aucun forfait criminel si calculé soit-il, ne peut être comparé ? ».